La rumeur, naissance et processus de diffusion - Muze15
La rumeur, naissance et processus de diffusion
Chronique mais insaisissable ou critique
mais anecdotique, la rumeur hante les sociétés, n’en finit pas de démentir les
effets supposés de l’éducation, les progrès présumés de la raison. Elle
embarrasse les optimistes et les planificateurs. On la traite en conséquence
comme une maladie de la communication, une perversion de la socialité :
voici que chacun ou presque s’adonne périodiquement à la propagation du délire
et du mensonge. Les meilleures têtes y succombent, les mieux prévenues s’y
laissent prendre. Au fil du bouche à l’oreille, l’improbable devient certain,
l’impossible tourne au plausible.
Au temps de l’information instantanée, de
la diffusion immédiate par l’intermédiaire de multiples sources, du pouvoir
d’action démultiplié d’internet, c’est à celui qui rapportera qui, des
prétendus secrets d’État, qui, de vulgaires secrets d’alcôve. Le couple Sarkozy
vient d’en subir les outrances abjectes.
Au sujet de cette rumeur qui a tenu et
tient encore en émoi nombre de rédaction, moult officines d’état et maints
cabinets en tout genre, il est regrettable voire consternant de constater la
proportion délirante occupée par cette rumeur dans le monde médiatique. La
charge sémantique et informationnelle de cette rumeur ne peut se réduire qu’à
un constat d’insignifiance. Mais pourquoi donc une telle frénésie ? La
recherche du scoop, le sentiment d’exister, la volonté de puissance ?
Certainement…… Il est à remarquer avec un étonnement non moins teinté de
dégoût, la part active de ce que l’on nomme communément les conseillers du
président dans la prolifération d’une fumée délétère et nauséabonde. Qu’ils
restent donc à leur place de discrétion, d’effacement et de loyauté, car c’est
le fonctionnement même de notre démocratie qu’ils mettent en péril. Ou si leur
avidité de célébrité - une des dernières gangrène de notre société – ne peut
être contenue, qu’il osent affronter le verdict des urnes !
Le problème que semble poser l’émergence de
la rumeur, c’est celui des conditions de la vérité dans une société. Or,
l’alternative logique du vrai et du faux ne convient manifestement pas à la
caractérisation psychologique des contenus des rumeurs. Car les personnes qui
les propagent se situent généralement au-delà de la vérité et du mensonge, de
la certitude et de l’erreur ; il s’agit moins pour elles d’enseigner que
de simplement dire, moins d’informer que d’exprimer. Peu leur importe au fond
la vérité de ce qu’elles transmettent : la vraisemblance même n’est qu’un
moyen rhétorique et l’adhésion du destinataire se trouve de façon présupposée.
En d’autres termes, leur efficacité comme relais tient de la révélation, non de
la démonstration.
Ce n’est pas la vérité factuelle,
anecdotique et toujours douteuse, qui les retient et captive leur auditoire,
mais une vérité essentielle et nécessaire qu’ils reconnaissent dévoiler à
l’occasion d’un accident : la vraie nature du pouvoir, de l’homme ou des
rapports sociaux, par exemple. De même une politique n’est-elle ni juste ni
fausse, mais installée dans l’épaisseur de sa contingence : à tort ou à
raison, elle fait l’Histoire. Comme elle, la rumeur a au moins la vérité de
l’être ; et c’est bien cette vérité-là qu’il convient au sociologue
d’interroger, alors que la vérité des contenus incombe au chroniqueur de
l’instant ou au moraliste intemporel.
Chaque fois, le même processus se déroule.
Un bruit, venu d’on ne sait où, se met à proliférer, à circuler. Le mouvement
prend de l’ampleur, atteint un paroxysme avant de retomber, de se scinder en de
demi-feux rampants, et de sombrer, le plus souvent, dans le silence. Pour le
public, le mot rumeur évoque un phénomène mystérieux, presque magique.
L’analyse du vocabulaire courant est révélatrice à cet égard : la rumeur
vole, rampe, serpente, couve, court. Physiquement c’est un animal surprenant,
véloce et insaisissable, n’appartenant à aucune famille connue. Son mode
d’action sur les hommes serait proche de l’hypnose : elle fascine,
subjugue, séduit, embrase.
Cette conception populaire est erronée.
Loin d’être mystérieuses, les rumeurs obéissent à une logique forte dont il est
possible de démonter les mécanismes. La rumeur est partout, quelles que soient
les sphères de notre vie sociale. Elle est aussi le plus ancien des mass media.
La rumeur apparaît fondamentalement, comme une des figures du jeu social, ce
qui ne peut manquer de poser la question de son articulation avec le politique.
Là où la politique exalte et consacre la positivité, la valeur, l’idéal, la
rumeur exprime la négativité, la bassesse et le mal.
La rumeur échappe dans une large mesure à
l’historicité. La rumeur porte la négativité, pouvant aller jusqu’à la
négation, du discours du pouvoir, qui l’engendre nécessairement. Elle n’est pas
davantage vraie ou fausse, coupable ou innocente, que ce dernier : mais,
ni plus ni moins que lui, elle est dans son émergence, et traduit au même titre
des formes spécifiques de socialité et de représentation. Ces messages
négatifs, le plus souvent invérifiables, qui transmettent en les modifiant des
sujets impliqués se manifestent surtout, mais pas uniquement, en situation de
crise.
Après un temps, elle se banalise ou se démembre et quitte l’actualité. Les esprits moraux l’ont dénoncée, les esprits forts ont crû la réduire. Mais ce n’est en général qu’une fausse sortie : on la voit tôt ou tard réapparaître, ici et là, sous un habillage circonstanciel à peine différent.