Tentation dominicale : À lire
Colum McCANN
Ailleurs, en ce pays
Belfond - 2000/ 10/18 Domaine étranger N°3556 -2003 - 143p.
Ces trois nouvelles, plutôt trois histoires avec trois enfants ou adolescents d’Irlande, – deux brèves, une plus longue – triptyque savamment agencé, semblent jaillir d’une nuit profonde, asphyxiante, bruissante de souffles et de plaintes muettes : la couleur de la verte Irlande est ici le noir, d’abord. Une Irlande contemporaine, mais pas forcément d’aujourd’hui : sa blessure presque intemporelle, comme en témoigne Une grève de la faim, qui évoque les très sombres “ années Thatcher”. Sur ce double trio, il y a l’ombre portée de la guerre, une ombre dont on ne prend pas tout de suite conscience en abordant le premier récit, dont le dénouement paraît alors mystérieux. Une ombre que McCANN excelle à rendre presque palpable et qui, au fil des pages, devient de plus en plus oppressante et épaisse. L’ouverture est magistrale : une jument de trait est prise au piège d’une rivière en crue. Une toute jeune fille et son père, dont on devine l’immense pauvreté et le désarroi, s’essaient désespérément à l’en sortir. Surviennent six soldats qui avec beaucoup de courage et de panache parviennent à sauver l’animal. Et qui trouvent la jeune fille bien charmante. Mais pour le père, c’est la honte, la trahison, le désespoir d’avoir été aidé par ceux-là même qu’il hait. La dernière histoire enfin, la plus développée, rend compte de toute la vie intérieure, contradictoire, violente, confuse, d’un adolescent qui s’identifie à un oncle inconnu qui mène une grève de la faim jusqu’à la mort. C’est un très beau récit d’apprentissage qui retrace avec réalisme et une fidélité empathique quelques semaines cruciales dans la vie d’un jeune homme tiraillé entre l’enfance et l’âge adulte, entre le désir d’être câliné par sa mère et celui de jouer les héros. Colum McCANN pratique son art avec une exigence rare : dans cette écriture apurée jusqu’à l’ascèse, les mots sont soigneusement triés, pesés, nettoyés, ciselés et disposés comme pierres précieuses sur la table du diamantaire. Dialogues resserrés, voix couvertes dont seul l’écho nous parvient : arêtes rugueuses aux scintillements de granit, gouttes d’eau tintant au fond du puits de la conscience. À deux reprises il est question d’héritage moral, de transmission et d’amour, de survivance aux limites de l’impossible et de l’indicible. Grand musicien moderne, McCANN sait puiser dans la souffrance une vitalité orageuse, indomptable, pour nous adresser son secret, signe d’espoir, petit éclair – dans la nuit - . Avec une grande précision dans ses descriptions, dans un style à la fois simple, économe de moyens et lyrique, la voix singulière et prenante de McCANN confirme un talent que l’on a pu découvrir en France avec notamment deux précédentes traductions La Rivière de l’exil et Les Saisons de la nuit.