Ô nostalgie des lieux - Rainer Maria Rilke

Ô nostalgie des lieux

Ô nostalgie des lieux qui n’étaient point
assez aimés à l’heure passagère,
que je voudrais leur rendre de loin
le geste oublié, l’action supplémentaire !

Revenir sur mes pas, refaire doucement
- et cette fois, seul - tel voyage,
rester à la fontaine davantage,
toucher cet arbre, caresser ce banc...

Monter à la chapelle solitaire
que tout le monde dit sans intérêt ;
pousser la grille de ce cimetière,
se taire avec lui qui tant se tait.

Car n’est-ce pas le temps où il importe
de prendre un contact subtil et pieux ?
Tel était fort, c’est que la terre est forte ;
et tel se plaint : c’est qu’on la connaît peu.

Rainer Maria RILKE
(1875-1926)
(1926)
[Vergers]

Une autre image revient à ma pensée ; moins heureuse peut-être, mais aussi attachante. J’apercevais Rilke dans une voiture découverte, au milieu d’une masse de véhicules arrêtés, moi-même passant là par hasard ; il était, dans cet encombrement, parfaitement seul ; rien ne pouvait lui faire croire qu’il fût observé. Je ne crois pas avoir vu jamais un visage plus sereinement, plus royalement triste.

Pierre-Jean JOUVE
Sacrifices, Fata Morgana