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CLOPIN - CLOPANT
17 novembre 2007

Jugement - Théodore Agrippa d’Aubigné

Jugement

[...]
Mais quoi ! c’est trop chanter, il faut tourner les yeux,
Éblouis de rayons, dans le chemin des cieux :
C’est fait. Dieu vient régner, de toute prophétie
Se voit la période à ce point accomplie.
La terre ouvre son sein, du ventre des tombeaux
Naissent des enterrés les visages nouveaux :
Du pré, du bois, du champ, presque de toutes places
Sortent les corps nouveaux et les nouvelles faces.
Ici, les fondements des châteaux rehaussés
Par les ressuscitants promptement sont percés ;
Ici, un arbre sent des bras de sa racine
Grouiller un chef vivant, sortir une poitrine ;
Là l’eau trouble bouillonne, et puis, s’éparpillant
Sent en soi des cheveux et un chef s’éveillant.
Comme un nageur venant du profond de son plonge,
Tous sortent de la mort comme l’on sort d’un songe.
Les corps par les tyrans autrefois déchirés
Se sont en un moment à leurs corps asserrés,
Bien qu’un bras ait vogué par la mer écumeuse.
De l’Afrique brûlée en Tyle froiduleuse
Les cendres des brûlés volent de toutes parts ;
Les brins, plutôt unis qu’ils ne fussent épars,
Viennent à leur poteau en cette heureuse place,
Riants au ciel riant d’une agréable audace.
Le curieux s’enquiert si le vieux et l’enfant
Tels qu’ils sont jouiront de l’état triomphant,
Leurs corps n’étant parfaits ou défaits en vieillesse :
De quoi, la plus hardie ou plus haute sagesse
Ose présupposer que la perfection
Veut en l’âge parfait son élévation,
Et la marquent au point des trente-trois années
Qui étaient en Jésus closes et terminées
Quand il quitta la terre, et changea, glorieux,
La croix et le sépulcre au tribunal des cieux.
Venons de cette douce et pieuse pensée
À celle qui nous est aux saints écrits laissée.

Voici le fils de l’homme et du grand Dieu le fils,
Le voici arrivé à son terme préfix.
Déjà l’air retentit et la trompette sonne,
Le bon prend assurance et le méchant s’étonne.
Les vivants sont saisis d’un feu de mouvement,
Ils sentent mort et vie en un prompt changement ;
En une période ils sentent leurs extrêmes,
Ils ne se trouvent plus eux-mêmes comme eux-mêmes :
Une autre volonté et un autre savoir
Leur arrache des yeux le plaisir de se voir ;
Le ciel ravit leurs yeux : du ciel premier l’usage
N’eût pu du nouveau ciel porter le beau visage.
L’autre ciel, l’autre terre ont cependant fui ;
Tout ce qui fut mortel se perd évanoui.
Les fleuves sont séchés, la grand mer se dérobe :
Il fallait que la terre allât changer de robe.
Montagnes, vous sentez douleurs d’enfantements,
Vous fuyez comme agneaux, ô simples éléments !
Cachez-vous, changez-vous ; rien mortel ne supporte
La voix de l’Éternel, ni sa voix rude et forte.
Dieu paraît ; le nuage entre lui et nos yeux
S’est tiré à l’écart ; il est armé de feux ;
Le ciel neuf retentit du son de ses louanges ;
L’air n’est plus que rayons, tant il est semé d’anges.
Tout l’air n’est qu’un soleil ; le soleil radieux
N’est qu’une noire nuit au regard de ses yeux ;
Car il brûle le feu, au soleil il éclaire,
Le centre n’a plus d’ombre et ne suit sa lumière.

Un grand ange s’écrie à toutes nations :
« Venez répondre ici de toutes actions :
L’Éternel veut juger ». Toutes âmes venues
Font leurs sièges en rond en la voûte des nues,
Et là les chérubins ont au milieu planté
Un trône rayonnant de sainte majesté :
Il n’en sort que merveille et qu’ardente lumière.
Le soleil n’est pas fait d’une étoffe si claire ;
L’amas de tous vivants en attend justement
La désolation ou le contentement.
Les bons du Saint-Esprit sentent le témoignage ;
L’aise leur saute au coeur et s’épand au visage,
Car, s’ils doivent beaucoup, Dieu leur en a fait don :
Ils sont vêtus de blanc et lavés de pardon.
Ô tribus de Juda ! vous êtes à la dextre ;
Edom, Moab, Agar, tremblent à la senestre.
Les tyrans, abattus, pâles et criminels,
Changent leurs vains honneurs aux tourments éternels.
Ils n’ont plus dans le front la furieuse audace,
Ils souffrent en tremblant l’impérieuse face,
Face qu’ils ont frappée, et remarquent assez
Le chef, les membres saints qu’ils avaient transpercés ;
Ils le virent lié, le voici les mains hautes :
Ces sévères sourcils viennent compter leurs fautes.
L’innocence a changé sa crainte en majestés,
Son roseau en acier tranchant des deux côtés,
Sa croix au tribunal de présence divine.
Le Ciel l’a couronné, mais ce n’est plus d’épine :
Ores viennent trembler à cet acte dernier
Les condamneurs aux pieds du juste prisonnier.

Voici le grand héraut d’une étrange nouvelle,
Le messager de mort, mais de mort éternelle ;
Qui se cache ? qui fuit devant les yeux de Dieu ?
Vous, Caïns fugitifs, où trouverez-vous lieu ?
Quand vous auriez les vents collés sous vos aisselles
Ou quand l’aube du jour vous prêterait ses ailes,
Les monts vous ouvriraient le plus profond rocher,
Quand la nuit tâcherait en sa nuit vous cacher,
Vous enceindre la mer, vous enlever la nue,
Vous ne fuirez de Dieu ni le doigt ni la vue.
Or voici les lions de torches acculés,
Les ours à nez percés, les loups emmuselés :
Tout s’élève contre eux : les beautés de Nature,
Que leur rage troubla de venin et d’ordure,
Se confrontent en mire et se lèvent contre eux.
« Pourquoi, dira le Feu, avez-vous de mes feux,
Qui n’étaient ordonnés qu’à l’usage de vie,
Fait des bourreaux, valets de votre tyrannie ? »
L’air encore une fois contre eux se troublera,
Justice au juge saint, trouble, demandera,
Disant : « Pourquoi, tyrans et furieuses bestes,
M’empoisonnâtes-vous de charognes, de pestes,
Des corps de vos meurtris ? » - « Pourquoi, diront les eaux,
Changeâtes-vous en sang l’argent de nos ruisseaux ? »
Les monts, qui ont ridé le front à vos supplices :
« Pourquoi nous avez-vous rendu vos précipices ?
- Pourquoi nous avez-vous, diront les arbres, faits
D’arbres délicieux, exécrables gibets ? »
Nature, blanche, vive et belle de soi-même,
Présentera son front ridé, fâcheux et blême,
Aux peuples d’Italie et puis aux nations
Qui les ont enviés en leurs inventions,
Pour, de poison mêlé au milieu des viandes,
Tromper l’amère mort en ses liqueurs friandes,
Donner au meurtre faux le métier de nourrir,
Et sous les fleurs de vie embûcher le mourir.

[...]

Théodore Agrippa d’AUBIGNÉ
(1616)
[Les Tragiques]

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  • Plutôt un "carnet" de vie qu'un journal intime! Pépites de lectures, trésors de musique, magie des mots, "tsunami" de sensations, de découvertes, de pistes de réflexion pour mieux cheminer dans ce monde cruel et érodant.
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