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CLOPIN - CLOPANT
14 mai 2012

Te souviens-tu ?... - Jules Barbey d'Aurevilly

Te souviens-tu ?...

 

À Mademoiselle Marthe Brandès

 

Te souviens-tu du soir, où près de la fenêtre

Ouverte d'un salon plein de joyeux ébats,

Tu n'avais pas seize ans... les avais-tu ?... Peut-être ?

Sous le rideau tombé, nous nous parlions tout bas ?...

Ce n'était pas l'amour que t'exprimait ma bouche,

Mon cœur était trop vieux, trop glacé, trop hautain,

Pour parler à ton cœur ; mais, prophète farouche,

Je te prédisais ton destin.

 

Et toi, tu m'écoutais, sur la barre accoudée ;

Tu me montrais ta nuque, en me cachant ton front ;

Et tu restais muette à la cruelle idée

De ce premier amour qui, t'ayant possédée,

Deviendra mon dernier affront !

Nuit, ciel, jardin, massifs, dehors tout était sombre,

Et tu regardais dans ce noir.

Mais ton cœur de seize ans avait encor plus d'ombre,

Et là, comme dehors, tu ne pouvais rien voir !

 

Mais moi, moi, j'y voyais ! mes yeux perçaient le voile

Qui te cachait ton avenir,

Et je voyais au loin monter l'affreuse étoile

De ce premier amour qui pour toi doit venir !

Je te disais alors : " Il va bientôt paraître

Celui-là qui prendra d'autorité vos jours !

Mais moi qui ne veux pas vous voir subir un maître,

J'aurai disparu pour toujours ! "

 

C'est fait... Je suis sorti maintenant de ta vie

Sans t'avoir dit l'adieu qu'on se dit quand on part ;

Silencieusement j'emporte ma folie...

Pour être aimé de toi, j'étais venu trop tard.

Tu ne m'as pas trahi. Je n'ai rien à te dire...

Ce qui fut entre nous, c'est la Fatalité.

D'aucune illusion tu n'eus sur moi l'empire,

Sinon celle de ta fierté !

 

Te l'avais-je assez exaltée,

Pour résister à ton futur vainqueur ?

Ai-je cru te l'avoir plantée

Assez avant dans ton trop faible cœur ?

J'avais donc mis trop haut ton âme.

En toi de la fierté ? non ! pas même d'orgueil !

Est-ce que tu pouvais être plus qu'une femme ?

Les bras fermés sur toi sont pour moi ton cercueil.

Et si, devant mes yeux, un de ces soirs peut-être,

Tu passes, entraînant tous les cœurs sous tes pas,

Ne baisse pas les tiens ; - car tu m'as fait connaître

Ce genre de mépris qui même ne voit pas !...

 

Jules BARBEY D'AUREVILLY

(1807-1889)

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  • Plutôt un "carnet" de vie qu'un journal intime! Pépites de lectures, trésors de musique, magie des mots, "tsunami" de sensations, de découvertes, de pistes de réflexion pour mieux cheminer dans ce monde cruel et érodant.
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