Les pêcheurs - Émile Verhaeren [II]
Les pêcheurs
Les villages sont engourdis
Les villages et leurs taudis
Et les saules et les noyers
Que les vents d'Ouest ont guerroyés.
Aucun aboi ne vient des bois
Ni aucun cri, par à travers le minuit vide,
Qui s'imbibe de cendre humide.
Sans qu'ils s'aident, sans qu'ils se hèlent,
En leurs besognes fraternelles,
N'accomplissant que ce qu'il doit,
Chaque pêcheur pêche pour soi :
Et le premier recueille, en les mailles qu'il serre,
Tout le fretin de sa misère ;
Et celui-ci ramène, à l'étourdie,
Le fond vaseux des maladies ;
Et tel ouvre ses nasses
Aux deuils passants qui le menacent ;
Et celui-là ramasse, aux bords,
Les épaves de son remords.
La rivière tournant aux coins
Et bouillonnant aux caps des digues
S'en va - depuis quels jours ? - au loin
Vers l'horizon de la fatigue ;
Sur les berges, les peaux des noirs limons
Nocturnement, suent le poison
Et les brouillards sont des toisons,
Qui s'étendent jusqu'aux maisons.
Dans leurs barques, où rien ne bouge,
Pas même la flamme d'un falot rouge
Nimbant, de grands halos de sang,
Le feutre épais du brouillard blanc,
La mort plombe de son silence
Les vieux pêcheurs de la démence.
Ils sont les isolés au fond des brumes,
Côte à côte, mais ne se voyant pas :
Et leurs deux bras sont las ;
Et leur travail, c'est leur ruine.
Dites, si dans leur nuit, ils s'appelaient
Et si leurs voix se consolaient !
Mais ils restent mornes et gourds,
Le dos voûté et le front lourd,
Avec, à côté d'eux, leur petite lumière
Immobile, sur la rivière.
Comme des blocs d'ombre, ils sont là,
Sans que leurs yeux, par au delà
Des bruines âpres et spongieuses
Ne se doutent qu'il est, au firmament,
Attirantes comme un aimant,
Des étoiles prodigieuses.
Les pêcheurs noirs du noir tourment
Sont les perdus, immensément,
Parmi les loins, parmi les glas
Et les là-bas qu'on ne voit pas ;
Et l'humide minuit d'automne
Pleut dans leur âme monotone.
Émile VERHAEREN
(1855-1916)