Les pêcheurs - Émile Verhaeren [I]
Les pêcheurs
Le site est floconneux de brume
Qui s'épaissit en bourrelets,
Autour des seuils et des volets,
Et, sur les berges, fume.
Le fleuve traîne, pestilentiel,
Les charognes que le courant rapporte;
Et la lune semble une morte
Qu'on enfouit au bout du ciel.
Seules, en des barques, quelques lumières
Illuminent et grandissent les dos
Obstinément courbés, sur l'eau,
Des vieux pêcheurs de la rivière,
Qui longuement, depuis hier soir,
Pour on ne sait quelle pêche nocturne
Ont descendu leur filet noir,
Dans l'eau mauvaise et taciturne.
Au fond de l'eau, sans qu'on les voie
Sont réunis les mauvais sorts
Qui les guettent, comme des proies,
Et qu'ils pêchent, à longs efforts,
Croyant au travail simple et méritoire,
La nuit, sous les brumes contradictoires.
Les minuits durs sonnent là-bas,
A sourds marteaux, sonnent leurs glas,
De tour en tour, les minuits sonnent,
Les minuits durs des nuits d'automne
Les minuits las.
Les pêcheurs noirs n'ont sur la peau
Rien que des loques équivoques ;
Et, dans leur cou, leur vieux chapeau
Répand en eau, goutte après goutte,
La brume toute.
[…]
Émile VERHAEREN