Rue Saint-Vincent - Aristide Bruant
Rue Saint-Vincent
Elle avait sous sa toque de martre,
sur la butte Montmartre,
un p'tit air innocent.
On l'appelait Rose, elle était belle,
a' sentait bon la fleur nouvelle,
rue Saint-Vincent.
Elle avait pas connu son père,
elle avait p'us d'mère,
et depuis 1900,
a' d'meurait chez sa vieille aïeule
Où qu'a' s'élevait comme ça, toute seule,
rue Saint-Vincent.
A' travaillait déjà pour vivre
et les soirs de givre,
dans l' froid noir et glaçant,
son p'tit fichu sur les épaules,
a' rentrait par la rue des Saules,
rue Saint-Vincent.
Elle voyait dans les nuit gelées,
la nappe étoilée,
et la lune en croissant
qui brillait, blanche et fatidique
sur la p'tite croix d'la basilique,
rue Saint-Vincent.
L'été, par les chauds crépuscules,
a rencontré Jules,
qu'était si caressant,
qu'a' restait la soirée entière,
avec lui près du vieux cimetière,
rue Saint-Vincent.
Et je p'tit Jules était d'la tierce*
qui soutient la gerce*,
aussi l'adolescent,
voyant qu'elle marchait pantre*,
d'un coup d'surin lui troua l'ventre,
rue Saint-Vincent.
Quand ils l'ont couché sur la planche ,
elle était toute blanche,
même qu'en l'ensevelissant,
les croque-morts disaient qu'la pauv' gosse
était crevé l' soir de sa noce,
rue Saint-Vincent.
Elle avait une belle toque de martre,
sur la butte Montmartre,
un p'tit air innocent.
On l'appelait rose, elle était belle,
a' sentait bon la fleur nouvelle,
rue Saint-Vincent.
*dans sa version chantée, Renaud a modifié la phrase "voyant qu'ell' marchait pas au pantre", ce qui pourrait signifier qu'elle refusait de se rendre "complice" du truand (voir ci-dessous).
*pantre = victime, proie facile des truands /*tierce = bande, association de malfrats /* gerce = femme ("qui soutient la gerce" = souteneur ?)
Aristide BRUANT