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CLOPIN - CLOPANT
26 novembre 2010

De la poésie - Germaine de Staël

De la poésie

 

Ce qui est vraiment divin dans le cœur de l'homme ne peut être défini ; s'il y a des mots pour quelques traits, il n'y en a point pour exprimer l'ensemble, et surtout le mystère de la véritable beauté dans tous les genres. Il est facile de dire ce qui n'est pas de la poésie ; mais si l'on veut comprendre ce qu'elle est, il faut appeler à son secours les impressions qu'excitent une belle contrée, une musique harmonieuse, le regard d'un objet chéri, et par-dessus tout un sentiment religieux qui nous fait éprouver en nous-mêmes la présence de la divinité. La poésie est le langage naturel de tous les cultes. La Bible est pleine de poésie, Homère est plein de religion ; ce n'est pas qu'il y ait des fictions dans la Bible, ni des dogmes dans Homère ; mais l'enthousiasme rassemble dans un même foyer des sentiments divers, l'enthousiasme est l'encens de la terre vers le ciel, il les réunit l'un à l'autre.

Le don de révéler par la parole ce qu'on ressent au fond du cœur est très rare ; il y a pourtant de la poésie dans tous les êtres capables d'affections vives et profondes ; l'expression manque à ceux qui ne sont pas exercés à la trouver. Le poète ne fait pour ainsi dire que dégager le sentiments prisonnier au fond de l'âme...

Les nations peu civilisées commencent toujours par la poésie, et dès qu'une passion forte agite l'âme, les hommes les plus vulgaires se servent, à leur insu, d'images et de métaphores ; ils appellent à leur secours la nature extérieure pour exprimer ce qui se passe en eux d'inexprimable. Les gens du peuple sont beaucoup plus près d'être poètes que les hommes de bonne compagnie, car la convenance et le persiflage ne sont propres qu'à servir de bornes, ils ne peuvent rien inspirer.

L'énigme de la destinée humaine n'est de rien pour la plupart des hommes ; le poète l'a toujours présente à l'imagination. L'idée de la mort, qui décourage les esprits vulgaires, rend le génie plus audacieux, et le mélange des beautés de la nature et des terreurs de la destructions excite je ne sais quel délire de bonheur et d'effroi, sans lequel l'on ne peut ni comprendre ni décrire le spectacle de ce monde. La poésie lyrique ne raconte rien, ne s'astreint en rien à la succession des temps, ni aux limites des lieux ; elle plane sur les pays et sur les siècles ; elle donne de la durée à ce moment sublime pendant lequel l'homme s'élève au-dessus des peines et des plaisirs de la vie. Il se sent au milieu des merveilles du monde comme un être à la fois créateur et créé, qui doit mourir et qui ne peut cesser d'être, et dont le cœur tremblant et fort en même temps s'enorgueillit en lui-même et se prosterne devant Dieu. Les Allemands réunissant tout à la fois, ce qui est très rare, l'imagination et le recueillement contemplatif, sont plus capables que la puplart des autres nations de la poésie lyrique. Les modernes ne peuvent se passer d'une certaine profondeur d'idées dont une religion spiritualiste leur a donné l'habitude ; et si cependant cette profondeur n'était point revêtue d'images, ce ne serait pas de la poésie : il faut donc que la nature grandisse aux yeux de l'homme pour qu'il puisse s'en servir comme de l'emblème de ses pensées. Les bosquets, les fleurs et les ruisseaux suffisaient aux poètes du paganisme ; la solitude des forêts, l'Océan sans bornes, le ciel étoilé peuvent à peine exprimer l'éternel et l'infini dont l'âme des chrétiens est remplie. [...]

Le véritable poète conçoit pour ainsi dire tout son poème à la fois au fond de son âme : sans les difficultés du langage, il improviserait, comme la sibylle et les prophètes, les hymnes saints du génie. Il est ébranlé par ses conceptions comme par un événement de sa vie. Un monde nouveau s'offre à lui ; l'image sublime de chaque situation, de chaque caractère, de chaque beauté de la nature frappe ses regards, et son cœur bat pour un bonheur céleste qui traverse comme un éclair l'obscurité du sort. La poésie est une possession momentanée de tout ce que notre âme souhaite ; le talent fait disparaître les bornes de l'existence et change en images brillantes le vague espoir des mortels.

Germaine NECKER

Baronne de Staël-Holstein

(1766-1817)

[De l'Allemagne - « La littérature et les arts » / Livre II - Chapitre X]

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  • Plutôt un "carnet" de vie qu'un journal intime! Pépites de lectures, trésors de musique, magie des mots, "tsunami" de sensations, de découvertes, de pistes de réflexion pour mieux cheminer dans ce monde cruel et érodant.
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