De la poésie - Germaine de Staël
De la poésie
Ce
qui est vraiment divin dans le cœur de l'homme ne peut être défini ; s'il y a
des mots pour quelques traits, il n'y en a point pour exprimer l'ensemble, et
surtout le mystère de la véritable beauté dans tous les genres. Il est facile
de dire ce qui n'est pas de la poésie ; mais si l'on veut comprendre ce qu'elle
est, il faut appeler à son secours les impressions qu'excitent une belle contrée,
une musique harmonieuse, le regard d'un objet chéri, et par-dessus tout un
sentiment religieux qui nous fait éprouver en nous-mêmes la présence de la
divinité. La poésie est le langage naturel de tous les cultes. La Bible est
pleine de poésie, Homère est plein de religion ; ce n'est pas qu'il y ait des
fictions dans la Bible, ni des dogmes dans Homère ; mais l'enthousiasme
rassemble dans un même foyer des sentiments divers, l'enthousiasme est l'encens
de la terre vers le ciel, il les réunit l'un à l'autre.
Le don de révéler par la parole ce qu'on ressent au fond du cœur est très rare
; il y a pourtant de la poésie dans tous les êtres capables d'affections vives
et profondes ; l'expression manque à ceux qui ne sont pas exercés à la trouver.
Le poète ne fait pour ainsi dire que dégager le sentiments prisonnier au fond
de l'âme...
Les nations peu civilisées commencent toujours par la poésie, et dès qu'une
passion forte agite l'âme, les hommes les plus vulgaires se servent, à leur
insu, d'images et de métaphores ; ils appellent à leur secours la nature extérieure
pour exprimer ce qui se passe en eux d'inexprimable. Les gens du peuple sont
beaucoup plus près d'être poètes que les hommes de bonne compagnie, car la
convenance et le persiflage ne sont propres qu'à servir de bornes, ils ne
peuvent rien inspirer.
L'énigme de la destinée humaine n'est de rien pour la plupart des hommes ; le
poète l'a toujours présente à l'imagination. L'idée de la mort, qui décourage
les esprits vulgaires, rend le génie plus audacieux, et le mélange des beautés
de la nature et des terreurs de la destructions excite je ne sais quel délire
de bonheur et d'effroi, sans lequel l'on ne peut ni comprendre ni décrire le
spectacle de ce monde. La poésie lyrique ne raconte rien, ne s'astreint en rien
à la succession des temps, ni aux limites des lieux ; elle plane sur les pays
et sur les siècles ; elle donne de la durée à ce moment sublime pendant lequel
l'homme s'élève au-dessus des peines et des plaisirs de la vie. Il se sent au
milieu des merveilles du monde comme un être à la fois créateur et créé, qui
doit mourir et qui ne peut cesser d'être, et dont le cœur tremblant et fort en
même temps s'enorgueillit en lui-même et se prosterne devant Dieu. Les
Allemands réunissant tout à la fois, ce qui est très rare, l'imagination et le
recueillement contemplatif, sont plus capables que la puplart des autres
nations de la poésie lyrique. Les modernes ne peuvent se passer d'une certaine
profondeur d'idées dont une religion spiritualiste leur a donné l'habitude ; et
si cependant cette profondeur n'était point revêtue d'images, ce ne serait pas
de la poésie : il faut donc que la nature grandisse aux yeux de l'homme pour
qu'il puisse s'en servir comme de l'emblème de ses pensées. Les bosquets, les
fleurs et les ruisseaux suffisaient aux poètes du paganisme ; la solitude des
forêts, l'Océan sans bornes, le ciel étoilé peuvent à peine exprimer l'éternel
et l'infini dont l'âme des chrétiens est remplie. [...]
Le véritable poète conçoit pour ainsi dire tout son poème à la fois au fond de
son âme : sans les difficultés du langage, il improviserait, comme la sibylle
et les prophètes, les hymnes saints du génie. Il est ébranlé par ses conceptions
comme par un événement de sa vie. Un monde nouveau s'offre à lui ; l'image
sublime de chaque situation, de chaque caractère, de chaque beauté de la nature
frappe ses regards, et son cœur bat pour un bonheur céleste qui traverse comme
un éclair l'obscurité du sort. La poésie est une possession momentanée de tout
ce que notre âme souhaite ; le talent fait disparaître les bornes de
l'existence et change en images brillantes le vague espoir des mortels.
Germaine NECKER
Baronne de Staël-Holstein
(1766-1817)
[De l'Allemagne - « La littérature et les arts » / Livre II - Chapitre X]