Complainte à sa dame - Agrippa d'Aubigné
Complainte
à sa dame
Ne
lisez pas ces vers, si mieux vous n'aimez lire
Les escrits
de mon cœur, les feux de mon martyre :
Non, ne les
lisez pas, mais regardez aux Cieux,
voyez comme
ils ont joint leurs larmes à mes larmes,
Oyez comme
les vents pour moy levent les armes,
A ce sacré
papier ne refusez vos yeux.
Boute-feux
dont l'ardeur incessamment me tuë,
Plus n'est ma
triste voix digne if estre entenduë :
Amours, venez
crier de vos piteuses voix
Ô amours
esperdus, causes de ma folie,
Ô enfans
insensés, prodigues de ma vie,
Tordez vos
petits bras, mordez vos petits doigts.
Vous accusez
mon feu, vous en estes l'amorce,
Vous m'accusez
d'effort, et je n'ay point de force,
Vous vous
plaignez de moy, et de vous je me plains,
Vous accusez
la main, et le cœur luy commande,
L'amour plus
grand au cœur, et vous encor plus grande,
Commandez à
l'amour, et au cœur et aux mains.
Mon péché fut
la cause , et non pas l'entreprendre;
Vaincu, j'ay
voulu vaincre, et pris j'ay voulu prendre.
Telle fut la
fureur de Scevole Romain :
Il mit la
main au feu qui faillit à l'ouvrage,
Brave en son
désespoir, et plus brave en sa rage,
Brusloit bien
plus son cœur qu'il ne brusloit sa main.
Mon cœur a
trop voulu, ô superbe entreprise,
Ma bouche
d'un baiser à la vostre s'est prise,
Ma main a
bien osé toucher à vostre sein,
Qu'eust-il
après laissé ce grand cœur d 'entreprendre,
Ma bouche
vouloit l'âme à vostre bouche rendre,
Ma main
sechoit mon cœur au lieu de vostre sein.
Théodore
Agrippa d'AUBIGNÉ