Nocturne parisien - Paul Verlaine [2]
Nocturne parisien
Le Tibre a sur ses
bords des ruines qui font
Monter le voyageur vers un passé
profond,
Et qui, de lierre noir et de lichen
couvertes,
Apparaissent, tas gris, parmi les
herbes vertes.
Le gai Guadalquivir rit aux blonds
orangers
Et reflète, les soirs, des boléros légers.
Le Pactole a son or, le Bosphore a sa
rive
Où vient faire son kief l'odalisque
lascive.
Le Rhin est un burgrave, et c'est un
troubadour
Que le Lignon, et c'est un ruffian
que l'Adour.
Le Nil, au bruit plaintif de ses eaux
endormies,
Berce de rêves doux le sommeil des
momies.
Le grand Meschascébé, fier de ses
joncs sacrés,
Charrie augustement ses îlots mordorés,
Et soudain, beau d'éclairs, de fracas
et de fastes,
Splendidement s'écroule en Niagaras
vastes.
L'Eurotas, où l'essaim des cygnes
familiers
Mêle sa grâce blanche au vert mat des
lauriers,
Sous son ciel clair que raie un vol
de gypaète,
Rhythmique et caressant, chante ainsi
qu'un poète.
Enfin, Ganga, parmi les hauts
palmiers tremblants
Et les rouges padmas, marche à pas
fiers et lents
En appareil royal, tandis qu'au loin
la foule
Le long des temples va hurlant,
vivante houle,
Au claquement massif des cymbales de
bois,
Et qu'accroupi, filant ses notes de
hautbois,
Du saut de l'antilope agile attendant
l'heure,
Le tigre jaune au dos rayé s'étire et
pleure.
[…]