C’est ainsi que ça commence - Nicolas Ancion
C’est ainsi que ça
commence
La poésie ne peut pas
rester aux seules mains des poètes :
ces types-là ne
savent pas ce qu’ils font.
À force de jouer avec
les mots dans son coin, comme un
adolescent découvre
les plaisirs solitaires, le poète finit par
devenir sourd au
monde qui l’entoure
(et le lui rend
bien).
« Poète, à table ! »
crie la mère du poète.
Le poète solitaire se
lave les mains, descend dans la cuisine
et se met à table.
Le voilà assailli :
étiquettes criardes, céréales bariolées,
slogans sur la
bouteille de bière, jingle à la radio, écran de pub
au milieu du JT. Le
poète s’en fout, il attend de remonter dans
sa chambre pour
écrire le monde plein d’oiseaux, de levers de
soleil et de jeunes
filles assises au bord des puits.
Qu’il aille à la
merde.
Qu’il s’y enfonce.
Par les pieds,
d’abord, puis les genoux et les mains. Le stylo
embourbé pour de bon.
La merde jusqu’aux dents. Que seul
son chant s’échappe
et monte vers l’azur, où les oisillons lui
chieront dessus.
Le monde n’attend
pas.
Pendant que le poète
cherche l’inspiration, Coca-Cola a placé
trois distributeurs
de boissons dans des écoles primaires. Mc
Donald’s a tronçonné
quelques hectares de forêt tropicale.
Halliburton a revendu
des millions de litre de pétrole aux
types qui les ont
puisés.
C’en est assez, dit
le poète.
Il voudrait sortir de
là.
Mais c’est trop tard.
Personne ne l’écoute.
Il n’y a que les
publicitaires qui ont droit à la parole de masse.
Je ferai la pub, dit
le poète.
Et il sort de la
merde en y laissant ses lauriers.
Nicolas ANCION
(1971)
[Extrait de : Le
poète fait sa pub (Les aventures du poète, tome 1), Ed. Maelström, coll.
Booklegs.]
Né à liège en 1971,
Nicolas Ancion étudie la philologie romane de l’université de Liège. À 24 ans,
il publie un premier roman, ciel bleu trop bleu, qui intrigue la critique par
sa poésie absurde et cruelle. De nombreux autres romans ont suivi, pour les
adultes comme pour la jeunesse, dont Quatrième étage, couronné par le
prix des lycéens en 2001 ou Nous sommes tous des playmobiles, réédité
chez Pocket.