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CLOPIN - CLOPANT
14 mars 2009

Rêve chaud d'une nuit à Séville - Zoé Valdés

Rêve chaud d'une nuit à Séville

A Alejandro Sanz

Cher poète, mon ami,
Laisse-moi t’inviter à un rêve vagabond,
nous voyagerons tous deux jusqu’à l’Ithaque de mon enfance
- Je cite Constantin Cavafis -.
Un voyage qui durera un été ou une nuit,
ou plutôt : une nuit d’été.
Nous irons dans le grand tohu bohu du ciel,
escortés par les étoiles errantes,
les éclairs, les coups de tonnerres et la foudre,
vers cette Ile qu’ensemble nous redécouvrirons
libres,
comme en un boléro – un boléro ringard -
comme tout bon boléro se doit de l’être.
Oui, imaginons que Cuba est libre
et que je t’invite à passer une nuit inoubliable
dans un paradis flottant au cœur des Caraïbes.
Le bateau quitte le port de Cadix au petit matin,
quand la lune est encore reine,
et nous voilà débarquant dans la baie de la Havane à la tombée du jour,
au moment où la même lune commence à flirter avec le soleil.
Notre voyage n’aura durer que le temps d’un clin d’œil.
Le chant des oiseaux à l’occident et la verdure des montagnes à l’orient
nous souhaiteront la bienvenue,
et il y aura aussi pour nous sur une cordillère,
ces palmiers qui vont si haut comme s’ils voulaient caresser
du bout de leurs huppes les rayons rougeoyants
qui dansent encore sur le Malecon.
Un canot nous conduira vers la rive,
je prendrai ta main et la plongerai dans l’eau profonde.
Tu ne t’étonneras pas de la tiédeur des vagues,
car tu connais cette mer déjà,
et tu l’aimes autant que moi,
nous sourirons heureux et silencieux
intensément unis dans la nostalgie.
Une bande de dauphins s’approchera pour jouer
avec le scintillement des rames sur l’océan,
ils lèveront leurs têtes resplendissantes
et nous adresseront dans leur langage,
énigmatique et rythmique
un message de paix.
Nos pieds nus toucheront la terre cubaine,
et moi je me mettrai à pleurer de tant d’absence, tant de souffrance,
si longtemps portées et comprimées dans ma poitrine.
Nous courrons vers nos amis,
et nous nous enfuirons dans leurs baisers,
longtemps,
un temps à la mesure de l’oubli dans l’exil,
qui n’a d’égal que la mémoire nourrie de chaude tendresse.
Nous irons au Parc des Amants où souffle la brise,
et là nous enlacerons les arbres, et un peu plus loin,
au Petit Temple nous embrasserons les racines douces du fromager.
Guidés par le son des tambours,
nous pénétrerons le cœur de la vieille Havane
et tu apprendras à danser un guaguanco
gratté sur des vieilles boites de kérosène,
dans la cour de Domitila, là, dans un ancien palais seigneurial.
J’enfourcherai l’esprit de Caruca,
la fiancée qui dansait couronnée de canistales,
parfumée à la goyave,
étourdie d’eau de vie,
et la jupe relevée aguichant les joueurs de bongo
et toi tu fredonneras tout bas danzon et guaracha.
Les cannaies déchaînées vibreront.
Domitila débouchera une bouteille de rhum
et nous bénira,
nos corps ruisselleront
de boissons fruitées et bruissantes
et alors elle criera à tous les vents :
ouvre, Yalodde, les portes du Temple de la tendresse !
Les abeilles et les colibris iront dans une valse ivre
butiner les orchidées et les tournesols
nés dans les cheveux de la charmante négresse.
On verra dans tes yeux de poète émerveillé de tant de grâce,
l’éclat de la jouissance,
car devant toi
les filles danseront la guarapacha
et les jeunes agiteront leurs mouchoirs dorés
autour de leurs tailles de guêpe.
Soudain une conga s’improvisera et s’envolera
d’un bout de l’île vers l’autre,
et tous deux nous prendrons la tête du cortège
aux côtés de Pirindingo et Paluchero, Vidalina et Amapola
en route derrière maracas et tambours
jusqu’à ce que nous tombions morts de rire
baignés de sueurs, roulant dans l’herbe fraîche
du Parc Central.
Puis quand nous serons apaisés,
tu poseras la tête sur ma robe
et je te bercerai avec des chansons de nourrices,
berceuses pour petits noirs qui ne veulent pas se coucher tôt.
Ce sera dans les maisons une fête sans fin
et les cours regorgeront de jarres et de fougères,
les fêtards purs et durs ne s’arrêteront pas,
car la joie veut effacer les heures sombres du passé,
ainsi que le disait Celia Cruz, la Reine de Cuba :
« Ne pleure pas, la vie est un carnaval
et les peines s’en vont en chantant »
Ah, poète,
je sais que tu n’oublieras jamais cette nuit
où j’ai pu enfin vivre ma liberté
et la partager avec toi.
Car je te dois d’avoir donné un sens à la vie,
Avant, dans l’hiver parisien
dans mon exil,
tu as rempli mes nuits d’amour et de souvenirs,
quand je me disposais à écrire
l’air à mes lèvres avait la saveur de ton âme
et je renaissais dans l’écho de ton cœur partagé.
Nous réciterons les poètes que tu aimes,
et ceux que j’aime,
et nul ne pourra empêcher que ceux là, nos pères, ressuscitent.
Je te conduirai à la maison où je suis née,
au numéro 160 de la rue Muralla, entre Cuba et San Ignacio,
et je ne pourrai rien te montrer,
parce que la maison où je vivais s’est effondrée.
Je te raconterai,
qu’il y avait là juste à côté une imprimerie,
et comme j’aimais à jouer avec les plombs du linotypiste,
sur lesquels je pouvais lire des bouts de livres à l’envers.
Nous nous blottirons sous le porche de l’église de la Merced,
et je te donnerai à croquer des morceaux de sucre,
comme ceux que me donnait ma grand-mère,
pour que rien ne se perde de l’élan de la vie,
et que je ne m’emplisse pas d’amertume.
Nous parcourrons les murs de mes premières promenades amoureuses,
c’était avec je ne sais quel petit blanc-brun
qui faisait des haltères sur une terrasse
de la rue Inquisidor,
ah le goût salé de ses baisers sur mes lèvres !
Nous descendrons vers la mer par la rue Muralla,
nous nous arrêterons au Parc des Mosquitos,
mais avant je te montrerai l’endroit où vécu Humboldt.
Tu seras surpris de passer par tant de parcs,
mais c’est que j’aime tout particulièrement les parcs,
j’adore m’asseoir pour bavarder sur un banc,
ou lire simplement un livre,
ou écouter de la musique sur mon walkman.
Pendant ce temps les gens continueront à s’agiter autour de nous,
nous gratifiant de propos aimables et de regards égrillards.
Et je te donnerai un bon conseil : regarde, poète, observe comment la cubaine marche,avec ce va-et-vient bien rythmé qui semble proclamer :
« ni pour toi, ni pour moi, ni pour ceux qui sont là… »
Une autre fois face à la mer,
- on la respire plutôt qu’on l’observe -,
je te demanderais de me dire ton sentiment :
qu’as-tu pensé de cette nuit ?
ai-je vraiment réussi à te la rendre inoubliable ?
Alors comme tu as des manières nobles,
et que par-dessus tout tu es poète,
tu chercheras mes yeux
et tu fredonneras avec une voix de chardonneret
cette formule prémonitoire : « Labana…Labana ».
Cette parole étrange, dite ainsi,
bonheur si solitaire
sera la formule magique
de l’aller et du retour.

Traduction : Françoise Leroyer, Jean-Pierre Siméon

Zoé VALDES
2007
[Edition Printemps des poètes]

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Commentaires
CLOPIN - CLOPANT
  • Plutôt un "carnet" de vie qu'un journal intime! Pépites de lectures, trésors de musique, magie des mots, "tsunami" de sensations, de découvertes, de pistes de réflexion pour mieux cheminer dans ce monde cruel et érodant.
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