Avant que le monde ne fut - W.B.Yeats
Avant que le monde ne fut
Si j'assombris mes cils
Et illumine mes yeux
Et fais mes lèvres plus écarlates,
Ou demande si tout cela est juste
De miroir en miroir,
Sans montrer de vanité :
Je cherche le visage que j'avais
Avant que le monde ne fût.
Et si je regarde un homme
Comme on regarde son aimé,
Comme si mon sang un instant se glace
Dans mon coeur immobile ?
Pourquoi penserait-il que je suis cruel
Ou qu'il soit trahi ?
J'aurais aimé le voir aimer ce qui était
Avant que le monde ne fût.
Before the world was made
If I make the lashes dark
And the eyes more bright
And the lips more scarlet,
Or ask if all be right
From mirror after mirror,
No vanity's displayed:
I'm looking for the face I had
Before the world was made.
What if I look upon a man
As though on my beloved,
And my blood be cold the while
And my heart unmoved ?
Why should he think me cruel
Or that he is betrayed ?
I'd have him love the thing that was
Before the world was made.
William Butler YEATS
(1865-1939)
Quand Yeats écrit, il convoque à son écritoire trois sphères
d'influences et de puissances, et dont on peut déceler qu'entre elles
légifère une hiérarchie invisible. Une première sphère donne une parole
singulière, la parole d'une mémoire privée et intime, celle de l'amour
réalisé puis inassouvissable pour Maud Gonne. Dans une seconde sphère,
l'amour - conforté ou déçu - pour la terre d'Irlande, et la patrie,
draine à son tour sa parole et son discours propres. La cause de
Parnell, la Grand-Poste dublinoise qui vit naître l'insurrection de
Pâques 1916, l'érection de la statue de Cuchulain... n'ont pas empêché
Yeats de rêver l'Irlande prenant part à l'avenir spirituel et global du
monde. La troisième sphère est celle mystique qui, constituée d'une
parole universelle et cachée, dicte à Yeats l'"anagogie" de sa poésie.
Des commentateurs ont précédemment exploré cela de manière
indépendante, ces trois sphères de la pensée et de la vie de
l'écrivain, et tout porte à croire que chaque sphère d'écriture adresse
le poème à un regard, à un groupe de lecteurs. C'est seulement dans la
lecture que les entrelacs de cette parole multiple fécondent le tissu
d'une autre parole, alors étrangère à elle-même, qui dépasse ses
différences. Les différences, ce sont les voix différentes qui font une
tradition et une filiation, ou qui tissent des séries, des traditions
parallèles. Ce qu'engendre le noeud des sphères, c'est un lyrisme, un
chant. Une tradition qu'il faudra faire remonter à Dante, aux
Upanishads, à Leopardi, à William Blake, T.S. Eliot et Ezra Pound. Un
"chant des esclaves " qu'entonnent les veilleurs de l'ombre dans
l'attente d'un nouvel Age d'Or. Un chant de consolation. Un chant
patriotique cher à Whitman et à Joyce. Yeats adopte aussi une
esthétique de la sentence populaire, du lieu commun, qui contribue à
l'apparente pesanteur lyrique, à la répétition et à l'imitation qui
fondent toute esthétique de la consolation. Mais c'est par là servir le
renouvellement des symboles traditionnels et soumettre la langue au jeu
de l'épuisement des stéréotypes et des topoï. Le poème est aussi
adressé au lecteur ou à l'aimé, et il se fait lui-même messager. Le
poème parle et le poème écoute la voix du poète. "Va, mon poème ... ".
C'est par transitivité que le poète parle au lecteur ; le lecteur
n'entend véritablement que la voix du poème. Sous le poème, il y a une
réalité oppressante qui parle de Dieu et de confrérie ; une parole qui
dit que nous redevenons dieux, et la réalité qui contredit cette parole.
La
"réalité" du poème... secrète rose du monde dont les pétales de la
multitude des sphères d'influence, des vies, des formes et des
sentiments se tiennent à un seul axe qui les meut.