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CLOPIN - CLOPANT
31 octobre 2007

La Chanson du décervelage - Alfred Jarry

La Chanson du décervelage

Je fus pendant longtemps ouvrier ébéniste,
Dans la ru’ du Champ d’Mars, d’la paroiss’ de Toussaints.
Mon épouse exerçait la profession d’modiste,
Et nous n’avions jamais manqué de rien. -
Quand le dimanch’ s’annonçait sans nuage,
Nous exhibions nos beaux accoutrements
Et nous allions voir le décervelage
Ru’ d’l’Échaudé, passer un bon moment.
Voyez, voyez la machin’ tourner,
Voyez, voyez la cervell’ sauter,
Voyez, voyez les Rentiers trembler ;
(Chœurs) : Hourra, cornes-au-cul, vive le Père Ubu !

Nos deux marmots chéris, barbouillés d’confitures,
Brandissant avec joi’ des poupins en papier,
Avec nous s’installaient sur le haut d’la voiture
Et nous roulions gaîment vers l’Échaudé. -
On s’précipite en foule à la barrière,
On s’fich’ des coups pour être au premier rang ;
Moi je m’mettais toujours sur un tas d’pierres
Pour pas salir mes godillots dans l’sang.
Voyez, voyez la machin’ tourner,
Voyez, voyez la cervell’ sauter,
Voyez, voyez les Rentiers trembler ;
(Chœurs) : Hourra, cornes-au-cul, vive le Père Ubu !

Bientôt ma femme et moi nous somm’s tout blancs d’cervelle,
Les marmots en boulott’nt et tous nous trépignons
En voyant l’Palotin qui brandit sa lumelle,
Et les blessur’s et les numéros d’plomb. -
Soudain j’perçois dans l’coin, près d’la machine,
La gueul’ d’un bonz’ qui n’m’revient qu’à moitié.
Mon vieux, que j’dis, je r’connais ta bobine,
Tu m’as volé, c’est pas moi qui t’plaindrai.
Voyez, voyez la machin’ tourner,
Voyez, voyez la cervell’ sauter,
Voyez, voyez les Rentiers trembler ;
(Chœurs) : Hourra, cornes-au-cul, vive le Père Ubu !

Soudain j’me sens tirer la manch’ par mon épouse :
Espèc’ d’andouill’, qu’ell’m’dit, v’là l’moment d’te montrer :
Flanque-lui par la gueule un bon gros paquet d’bouse,
V’là l’Palotin qu’a just’ le dos tourné. -
En entendant ce raisonn’ment superbe,
J’attrap’ sus l’coup mon courage à deux mains :
J’flanque au Rentier une gigantesque merdre
Qui s’aplatit sur l’nez du Palotin.
Voyez, voyez la machin’ tourner,
Voyez, voyez la cervell’ sauter,
Voyez, voyez les Rentiers trembler ;
(Chœurs) : Hourra, cornes-au-cul, vive le Père Ubu !

Aussitôt j’suis lancé par-dessus la barrière,
Par la foule en fureur je me vois bousculé
Et j’suis précipité la tête la première
Dans l’grand trou noir d’ous qu’on n’revient jamais. -
Voilà c’que c’est qu’d’aller s’prom’ner l’dimanche
Ru’ d’l’Échaudé pour voir décerveler,
Marcher l’Pinc’-Porc ou bien l’Démanch’-Commanche,
On part vivant et l’on revient tudé.
Voyez, voyez la machin’ tourner,
Voyez, voyez la cervell’ sauter,
Voyez, voyez les Rentiers trembler ;
(Chœurs) : Hourra, cornes-au-cul, vive le Père Ubu !

Alfred JARRY
(1873-1907)
(1896)
[Ubu Roi] 

"Vers quatre heures du matin, un homme s’approcha de nous pour nous demander le chemin de Plaisance. Jarry sortit prestement un revolver, intima au passant l’ordre de reculer de six pas et lui donna le renseignement..."
Guillaume APOLLINAIRE
[Le Flâneur des deux rives]

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CLOPIN - CLOPANT
  • Plutôt un "carnet" de vie qu'un journal intime! Pépites de lectures, trésors de musique, magie des mots, "tsunami" de sensations, de découvertes, de pistes de réflexion pour mieux cheminer dans ce monde cruel et érodant.
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