Spleen - Charles Baudelaire - [IV]
Spleen (LXXVIII)
Quand le ciel bas et lourd pèse comme un couvercle
Sur l'esprit gémissant en proie aux longs ennuis,
Et que de l'horizon embrassant tout le cercle
II nous verse un jour noir plus triste que les nuits ;
Quand la terre est changée en un cachot humide,
Où l'Espérance, comme une chauve-souris,
S'en va battant les murs de son aile timide
Et se cognant la tête à des plafonds pourris ;
Quand la pluie étalant ses immenses traînées
D'une vaste prison imite les barreaux,
Et qu'un peuple muet d'infâmes araignées
Vient tendre ses filets au fond de nos cerveaux,
Des cloches tout à coup sautent avec furie
Et lancent vers le ciel un affreux hurlement,
Ainsi que des esprits errants et sans patrie
Qui se mettent à geindre opiniâtrement.
- Et de longs corbillards, sans tambours ni musique,
Défilent lentement dans mon âme; l'Espoir,
Vaincu, pleure, et l'Angoisse atroce, despotique,
Sur mon crâne incliné plante son drapeau noir.
Charles BAUDELAIRE
(1857)
[Les Fleurs du mal]
C'est le dernier des quatre Spleen et peut-être le plus terrible, le plus angoissant, délirant, dément. On assiste à la montée inexorable de la crise puis la défaite de l'esprit en proie au spleen. Le spleen est le grand mal qui préoccupe les Romantiques. Il renvoie au mal-être causé par la condition humaine, sorte de fatalité propre à l'homme et à la vie. L'homme est étouffé par le monde qui l'entoure, et s'engouffre.
La montée de la crise
• Les quatre premiers quatrains développent une seule phrase qui progresse avec trois subordonnées (3 quand) et aboutit à un paroxysme dans la proposition principale. L'anaphore, avec le mot "quand" répété 3 fois, rythme cette progression. Par ailleurs, les coordinations "et qui" (v. 3-11), les enjambements continuels, tout cela donne l'impression d'un mouvement lent et enchaîné inexorablement. Les trois premiers quatrains annoncent l'atmosphère pesante, presque insoutenable qui plane.
• Les impressions que ressent la victime du spleen sont pesantes, douloureuses, de plus en plus malsaines et de plus en plus inquiétantes. Le climat est pesant (v. 1), un accent irrégulier tombe sur "pèse". Le climat est douloureux (v.1-16) : les sonorités dominantes sont douloureuses, nasales en "en", sifflantes en "s", l'assonance en "i" est très souvent à la rime. L'ensemble ramène à "l'esprit gémissant". Le climat est de plus en plus malsain: "jour noir" (v.4) oxymore inquiétante; la nuit est pire, la terre devient un cachot humide, l'eau se fait pourriture. Le climat est de plus en plus menaçant, le poète est hanté par des présences menaçantes, "peuple muet d'infâmes araignées" (v. 11) : son cerveau n'est plus qu'une toile d'araignée. Le climat : il est humide, pluvieux, on devine un ciel plombé de nuages (" bas et lourd " vers1). Chez les romantiques, les perturbations atmosphériques influent sur le psychisme ; les idées noires ressortent (" un jour noir " oxymore qui renforce l'idée de ténèbres ; " nuit " vers 4).
• La prison, d'abord extérieure au poète en proie au spleen, finit par être intérieure. Le ciel est un couvercle qui enferme l'esprit à la manière d'un cercle . La pluie dessine une immense prison, vaste (v.10) mais extérieure. La prison finit par s'installer à l'intérieur de l'homme. De physique, la prison devient psychique; filet dans le cerveau, la météo montre un délire intérieur. Une idée d'enfermement : ces trois quatrains sont renfermés sur
eux-mêmes : anaphore avec " quand ". Le " couvercle " et le " cercle "
(rime riche) enferme le lecteur. On est dans une sorte de sphère, de
laquelle rien ne peut s'échapper (" couvercle ", " cachot ", " murs ",
"plafonds ", " barreaux ", " prison ", " filets ", tous ces mots
désignent notre Terre). Même l'horizon n'ouvre à rien. On est dans une
sorte de huis-clos avec soi-même.
L'humeur est maussade, voire désespérée : " pèse ", " ennuis " (le mot
lui-même semble crier, comme une douleur), " triste ". L'esprit devient
une " proie ", sorte de fatalité : on a beau se battre (" battant ", "
cognant ") on reste enfermé, aliéné. Allégorie de l'espérance, qui
devient une chauve-souris (noire !) se cognant contre les murs.
Tous ces éléments de plus en plus inquiétants permettent une montée de la crise avant son paroxysme et la défaite finale de l'esprit. Les éléments nous enferment : chaque quatrain est dédié à un élément,
le Ciel, la Terre, l'Eau. Nos cerveaux sont pris au piège ; c'est le "
Mal du Siècle ".
Le paroxysme de la crise et la défaite de l'esprit en proie au spleen
Le quatrième quatrain tranche ; il est l'annonce d'un état de crise.
Face à l'absence de toute réaction de l'homme, on décide de le sortir
de son état léthargique en éveillant ses sens : auditifs (" cloches ",
" hurlements ") et visuels (" esprits errants "). La douleur est alors
plus forte que jamais (" hurlement ") plus elle devient moins
vigoureuse (elle n'est plus qu'un gémissement), comme si l'homme
renonçait. L'espoir (" vers le ciel ") s'éteint.
• "L'Espérance" avec une majuscule est une allégorie (= notion abstraite personnifiée) dévalorise l'anéantissement. L'Espérance est déjà condamnée avant que la crise n'ait atteint son paroxysme.
• Le paroxysme de la crise se manifeste par des hallucinations sonores, plus violentes, car elle vient après la menace sourde des mouches: sonorités violentes en "que" et en "te" (v. 13-14). Les cloches lancent un appel vers le ciel, un hurlement (v. 14). Cet appel au ciel est opiniâtre (= obstiné), c'est un gémissement d'esprit condamné à l'exil, les cloches implorent le ciel de demander pardon.
• Après les hallucinations sonores, il y a les hallucinations visuelles, "sans tambours ni musique" (v. 17). La défaite s'exprime à travers la vision d'un convoi funéraire interminable marqué par un rythme régulier et solennel.
L'enjambement étire la vision du défilé, de la défaite de l'esprit, l'angoisse a pris possession de l'esprit en plantant son drapeau noir. L'espoir est en contre rejet, l'espoir est hors-jeu. Le drapeau noir symbolise soit le drap noir du corbillard, soit le drapeau de pirate. Le cinquième quatrain est dominé par la Mort, qui semble être
finalement la seule issue. Les " corbillards " annoncent le changement
de rythme... Et le silence pèse sur tout le quatrain. L'Espoir (contre
rejet = placé en fin de vers) laisse place à l'Angoisse. L'esprit n'est
plus qu'un crâne. Comme une défaite, l'homme, qui aspirait à s'élever,
est violemment (" planté ") ramené à sa condition première.
C'est un poème dramatique qui dépeint la montée de la crise (v. 1 à 12), puis son paroxysme (v. 13 à 16) et la défaite finale (v. 17 à 20), le tout de manière de plus en plus malsaine, démente. Le spleen s'exprime à trois niveaux:
- le mauvais temps,
- moral et psychologique,
- métaphysique (strophe quatre).
Le spleen a gagné l'idéal... Le Spleen c'est LE mal être de la
condition humaine (problème intérieur de tout homme face à sa condition)…