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CLOPIN - CLOPANT
16 août 2007

Milly ou la terre natale - Alphonse de Lamartine

Milly ou la terre natale

Pourquoi le prononcer ce nom de la patrie ?
Dans son brillant exil mon coeur en a frémi ;
Il résonne de loin dans mon âme attendrie,
Comme les pas connus ou la voix d'un ami.
Montagnes que voilait le brouillard de l'automne,
Vallons que tapissait le givre du matin,
Saules dont l'émondeur effeuillait la couronne,
Vieilles tours que le soir dorait dans le lointain,
Murs noircis par les ans, coteaux, sentier rapide,
Fontaine où les pasteurs accroupis tour à tour
Attendaient goutte à goutte une eau rare et limpide,
Et, leur urne à la main, s'entretenaient du jour,
Chaumière où du foyer étincelait la flamme,
Toit que le pèlerin aimait à voir fumer,
Objets inanimés, avez-vous donc une âme
Qui s'attache à notre âme et la force d'aimer ?
Voilà le banc rustique où s'asseyait mon père,
La salle où résonnait sa voix mâle et sévère,
Quand les pasteurs assis sur leurs socs renversés
Lui comptaient les sillons par chaque heure tracés,
Ou qu'encor palpitant des scènes de sa gloire,
De l'échafaud des rois il nous disait l'histoire,
Et, plein du grand combat qu'il avait combattu,
En racontant sa vie enseignait la vertu !
Voilà la place vide où ma mère à toute heure
Au plus léger soupir sortait de sa demeure,
Et, nous faisant porter ou la laine ou le pain,
Vêtissait l'indigence ou nourrissait la faim ;
Voilà les toits de chaume où sa main attentive
Versait sur la blessure ou le miel ou l'olive,
Ouvrait près du chevet des vieillards expirants
Ce livre où l'espérance est permise aux mourants,
Recueillait leurs soupirs sur leur bouche oppressée,
Faisait tourner vers Dieu leur dernière pensée,
Et tenant par la main les plus jeunes de nous,
A la veuve, à l'enfant, qui tombaient à genoux,
Disait, en essuyant les pleurs de leurs paupières :
Je vous donne un peu d'or, rendez-leur vos prières !
Voilà le seuil, à l'ombre, où son pied nous berçait,
La branche du figuier que sa main abaissait,
Voici l'étroit sentier où, quand l'airain sonore
Dans le temple lointain vibrait avec l'aurore,
Nous montions sur sa trace à l'autel du Seigneur
Offrir deux purs encens, innocence et bonheur !
C'est ici que sa voix pieuse et solennelle
Nous expliquait un Dieu que nous sentions en elle,
Et nous montrant l'épi dans son germe enfermé,
La grappe distillant son breuvage embaumé,
La génisse en lait pur changeant le suc des plantes,
Le rocher qui s'entr'ouvre aux sources ruisselantes,
La laine des brebis dérobée aux rameaux
Servant à tapisser les doux nids des oiseaux,
Et le soleil exact à ses douze demeures,
Partageant aux climats les saisons et les heures,
Et ces astres des nuits que Dieu seul peut compter,
Mondes où la pensée ose à peine monter,
Nous enseignait la foi par la reconnaissance,
Et faisait admirer à notre simple enfance
Comment l'astre et l'insecte invisible à nos yeux
Avaient, ainsi que nous, leur père dans les cieux !
Ces bruyères, ces champs, ces vignes, ces prairies,
Ont tous leurs souvenirs et leurs ombres chéries.
Là, mes soeurs folâtraient, et le vent dans leurs jeux
Les suivait en jouant avec leurs blonds cheveux !
Là, guidant les bergers aux sommets des collines,
J'allumais des bûchers de bois mort et d'épines,
Et mes yeux, suspendus aux flammes du foyer,
Passaient heure après heure à les voir ondoyer.
Là, contre la fureur de l'aquilon rapide
Le saule caverneux nous prêtait son tronc vide,
Et j'écoutais siffler dans son feuillage mort
Des brises dont mon âme a retenu l'accord.
Voilà le peuplier qui, penché sur l'abîme,
Dans la saison des nids nous berçait sur sa cime,
Le ruisseau dans les prés dont les dormantes eaux
Submergeaient lentement nos barques de roseaux,
Le chêne, le rocher, le moulin monotone,
Et le mur au soleil où, dans les jours d'automne,
je venais sur la pierre, assis près des vieillards,
Suivre le jour qui meurt de mes derniers regards !
Tout est encor debout; tout renaît à sa place :
De nos pas sur le sable on suit encor la trace ;
Rien ne manque à ces lieux qu'un coeur pour en jouir,
Mais, hélas ! l'heure baisse et va s'évanouir.

La vie a dispersé, comme l'épi sur l'aire,
Loin du champ paternel les enfants et la mère,
Et ce foyer chéri ressemble aux nids déserts
D'où l'hirondelle a fui pendant de longs hivers !
Déjà l'herbe qui croît sur les dalles antiques
Efface autour des murs les sentiers domestiques
Et le lierre, flottant comme un manteau de deuil,
Couvre à demi la porte et rampe sur le seuil ;
Bientôt peut-être... ! écarte, ô mon Dieu ! ce présage !
Bientôt un étranger, inconnu du village,
Viendra, l'or à la main, s'emparer de ces lieux
Qu'habite encor pour nous l'ombre de nos aïeux,
Et d'où nos souvenirs des berceaux et des tombes
S'enfuiront à sa voix, comme un nid de colombes
Dont la hache a fauché l'arbre dans les forêts,
Et qui ne savent plus où se poser après !

J'ai vécu ; c'est-à-dire à moi-même inconnu
Ma mère en gémissant m'a jeté faible et nu ;
J'ai compté dans le ciel le coucher et l'aurore
D'un astre qui descend pour remonter encore,
Et dont l'homme, qui s'use à les compter en vain,
Attend, toujours trompé, toujours un lendemain ;
Mon âme a, quelques jours, animé de sa vie
Un peu de cette fange à ces sillons ravie,
Qui répugnait à vivre et tendait à la mort,
Faisait pour se dissoudre un éternel effort,
Et que par la douleur je retenais à peine ;
La douleur ! noeud fatal, mystérieuse chaîne,
Qui dans l'homme étonné réunit pour un jour
Deux natures luttant dans un contraire amour
Et dont chacune à part serait digne d'envie,
L'une dans son néant et l'autre dans sa vie,
Si la vie et la mort ne sont pas même, hélas !
Deux mots créés par l'homme et que Dieu n'entend pas ?
Maintenant ce lien que chacun d'eux accuse,
Prêt à se rompre enfin sous la douleur qui l'use,
Laisse s'évanouir comme un rêve léger
L'inexplicable tout qui veut se partager ;
Je ne tenterai pas d'en renouer la trame,
J'abandonne à leur chance et mes sens et mon âme :
Qu'ils aillent où Dieu sait, chacun de leur côté !
Adieu, monde fuyant ! nature, humanité,
Vaine forme de l'être, ombre d'un météore,
Nous nous connaissons trop pour nous tromper encore !

Oui, je te connais trop, ô vie ! ...
Que tu sais bien dorer ton magique lointain !
Qu'il est beau l'horizon de ton riant matin !
Quand le premier amour et la fraîche espérance
Nous entrouvrent l'espace où notre âme s'élance
N'emportant avec soi qu'innocence et beauté,
Et que d'un seul objet notre coeur enchanté
Dit comme Roméo : "Non, ce n'est pas l'aurore !
Aimons toujours ! l'oiseau ne chante pas encore !"
Tout le bonheur de l'homme est dans ce seul instant ;
Le sentier de nos jours n'est vert qu'en le montant !
De ce point de la vie où l'on en sent le terme
On voit s'évanouir tout ce qu'elle renferme ;
L'espérance reprend son vol vers l'Orient ;
On trouve au fond de tout le vide et le néant ;
Avant d'avoir goûté l'âme se rassasie ;
Jusque dans cet amour qui peut créer la vie
On entend une voix : Vous créez pour mourir !
Et le baiser de feu sent un frisson courir !
Quand le bonheur n'a plus ni lointain ni mystère,
Quand le nuage d'or laisse à nu cette terre,
Quand la vie une fois a perdu son erreur,
Quand elle ne ment plus, c'en est fait du bonheur !

Ah ! si vous paraissiez sans ombre et sans emblème,
Source de la lumière et toi lumière même,
Ame de l'infini, qui resplendit de toi !
Si, frappés seulement d'un rayon de ta foi,
Nous te réfléchissions dans notre intelligence,
Comme une mer obscure où nage un disque immense,
Tout s'évanouirait devant ce pur soleil,
Comme l'ombre au matin, comme un songe au réveil ;
Tout s'évaporerait sous le rayon de flamme,
La matière, et l'esprit, et les formes, et l'âme,
Tout serait pour nos yeux, à ta pure clarté,
Ce qu'est la pâle image à la réalité !
La vie, à ton aspect, ne serait plus la vie,
Elle s'élèverait triomphante et ravie,
Ou, si ta volonté comprimait son transport,
Elle ne serait plus qu'une éternelle mort !
Malgré le voile épais qui te cache à ma vue,
Voilà, voilà mon mal ! c'est ta soif qui me tue !
Mon âme n'est vers toi qu'un éternel soupir,
Une veille que rien ne peut plus assoupir ;
Je meurs de ne pouvoir nommer ce que j'adore,
Et si tu m'apparais ! tu vois, je meurs encore !
Et de mon impuissance à la fin convaincu,
Me voilà ! demandant si j'ai jamais vécu,
Touchant au terme obscur de mes courtes années,
Comptant mes pas perdus et mes heures sonnées,
Aussi surpris de vivre, aussi vide, aussi nu,
Que le jour où l'on dit : Un enfant m'est venu !
Prêt à rentrer sous l'herbe, à tarir, à me taire,
Comme le filet d'eau qui, surgi de la terre,
Y rentre de nouveau par la terre englouti
À quelques pas du sol dont il était sorti !
Seulement, cette eau fuit sans savoir qu'elle coule ;
Ce sable ne sait pas où la vague le roule ;
Ils n'ont ni sentiment, ni murmure, ni pleurs,
Et moi, je vis assez pour sentir que je meurs !
Mourir ! ah ! ce seul mot fait horreur de la vie !
L'éternité vaut-elle une heure d'agonie ?
La douleur nous précède, et nous enfante au jour,
La douleur à la mort nous enfante à son tour !
Je ne mesure plus le temps qu'elle me laisse,
Comme je mesurais, dans ma verte jeunesse,
En ajoutant aux jours de longs jours à venir,
Mais, en les retranchant de mon court avenir,
Je dis : Un jour de plus, un jour de moins ; l'aurore
Me retranche un de ceux qui me restaient encore ;
je ne les attends plus, comme dans mon matin,
Pleins, brillants, et dorés des rayons du lointain,
Mais ternes, mais pâlis, décolorés et vides
Comme une urne fêlée et dont les flancs arides
Laissent fuir l'eau du ciel que l'homme y cherche en vain,
Passé sans souvenir, présent sans lendemain,
Et je sais que le jour est semblable à la veille,
Et le matin n'a plus de voix qui me réveille,
Et j'envie au tombeau le long sommeil qu'il dort,
Et mon âme est déjà triste comme la mort !

Alphonse de LAMARTINE
[Harmonies poétiques et religieuses]

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Commentaires
CLOPIN - CLOPANT
  • Plutôt un "carnet" de vie qu'un journal intime! Pépites de lectures, trésors de musique, magie des mots, "tsunami" de sensations, de découvertes, de pistes de réflexion pour mieux cheminer dans ce monde cruel et érodant.
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