Retour du religieux ? - Muze15 - [III]
Retour du religieux ?
[III]
Puisque cette réappropriation emprunte le cas échéant des voies
fondamentalistes, peut-on parler, à son sujet, d’un vrai retour du
religieux ? La grande différence avec l’Occident est qu’on a affaire à
des tentatives qui se proposent explicitement de redonner à la religion
son rôle englobant traditionnel. Mais la ressemblance avec l’Occident
est qu’elle font le contraire, en pratique. La soi-disant restauration
de l’autorité du religieux débouche sur la modernisation des
consciences. Elle rompt, malgré elle, avec le fonctionnement des
religions traditionnelles qu’ont pour trait fondamental de faire passer
la communauté, la coutume, la loi reçue des ancêtres avant la croyance
individuelle. Or la croyance individuelle est précisément la dimension
nouvelle qu’introduisent les militants de l’islam radical, par exemple.
En voulant retrouver l’islam d’origine contre sa corruption présente,
ils fabriquent un nouvel islam qui n’a rien à voir avec sa tradition.
Et ce faisant, ils fabriquent de l’individu. C’est en Iran toujours que
le phénomène est le plus frappant depuis l’éviction du Chah. Vingt ans
de révolution religieuse ont sapé de l’intérieur la religiosité
traditionnelle, désormais privée d’emprise sur la masse de la jeunesse
éduquée. Derrière l’apparent retour de la religion au premier plan, se
dissimule le travail continu de la modernisation. Il peut prendre des
formes tératologiques, mais ses embardées régressives n’équivalent pas
pour autant à un retrait de la modernité. Il y a bien quelque chose
comme une histoire mondiale. Au Sud comme au Nord, l’arrachement à la
tradition religieuse suit son cours inexorable.
Si, comme le pensaient les kamikazes du World Trade Center, l’Occident
détient le monopole de la puissance, il n’y a pas d’autre voie que de
s’emparer de sa puissance et la retourner contre lui. Les révolutions
conservatrices sont emportées dans un processus interminable de
mimétisme. Leur rejet du Nord est un cannibalisme. Il n’est jamais, en
définitive, qu’au service d’une appropriation.
Cette dialectique radicale n’est-t-elle pas spécialement à l’œuvre dans
l’Islam parce que ce dernier rejette théologiquement le monde ? L’islam
est-il inspiré par l’hostilité au monde ? On pourrait tout aussi bien
plaider l’inverse. Dans cette religion de la soumission à Dieu, le
monde donné de Dieu s’impose dans son évidence et il est à prendre
comme tel. Bien que doté d’une mystique, l’islam est dépourvu de la
dialectique chrétienne du dehors et du dedans.
Y a-t-il, dans l’histoire de l’islam et non dans son seul dogme, un
terrain favorable au développement d’un rapport ambivalent avec
l’Occident ? La position chronologique de l’islam dans l’histoire de
l’avènement des monothéismes est, en effet, d’une importance
déterminante pour son identité. Il arrive en dernier lieu après le
judaïsme et après le christianisme. Il est l’aboutissement d’un travail
de la révélation, le sceau de la prophétie. D’où une assurance
renforcée par le fait qu’avec lui, c’est la parole même de Dieu qui
vient aux hommes par l’intermédiaire du prophète, rendant inutile et
vaine toute spéculation sur la teneur ultime de son message.
L’actuel désenchantement à l’égard de la politique, conséquence ultime
de la sortie de la religion, est-il le phénomène terrible que nous
dépeignent certains républicains ?Je ne le pense pas. Une démocratie
qui a désacralisé la politique peut devenir au contraire plus éclairée
et plus satisfaisante pour ses citoyens qu’une démocratie travaillée
par des pulsions révolutionnaires ou ultra-réactionnaires.
L’enchantement de la politique a été le cauchemar du XXe siècle. C’est
effectivement très mobilisateur, enivrant sans doute pour certains
individus. A l’époque de la politique enchantée, on avait en pratique
un débat très pauvre, fait d’affrontements stéréotypés. À rebours, la
politique désacralisée va permettre, à terme, de faire porter la
délibération collective sur ses objets réels. Elle sera plus prosaïque
mais plus consistante. Une exigence de participation de la société au
débat vrai se fait jour, petit à petit. Le meilleur signe en est fourni
par le rejet de la démagogie qui monte. C’est l’un des aspects de la «
fracture politique ».
Les hommes publics sont souvent loin de se douter du scepticisme
ravageur que leur discours rencontre chez les citoyens. Le problème est
que pour donner sa traduction positive à cette disposition, il faut un
personnel politique capable de la porter. Pareille naissance ne se
programme pas. Mais rien ne dit que les démocraties désenchantées sont
incapables de ce miracle profane.
Muze15