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CLOPIN - CLOPANT
14 février 2007

Faire l'amour - Jean-Philippe Toussaint - [Livre]

Jean-Philippe TOUSSAINT / FAIRE L’AMOUR / Edit°de Minuit / 2002

Dans ce roman de la pleine maturité [son 6e], Jean-Philippe TOUSSAINT métamorphose l’éternelle histoire du désamour en une épure parfaite et rigoureuse. Non pour réduire l’émotion, mais pour la porter à une puissance inattendue. Une fois que l’on a écarté deux hypothèses, celle d’une description « scientifique » et utilitaire de l’acte érotique, et celle de l’injonction quasi sanitaire, l’infinitif du titre, Faire l’amour, sonne comme une requête plaintive, une question vaguement angoissée. Comme si on tournait en rond dans ce désir sans parvenir à l’assouvir. Comme si celui (celle) qui prononçait ces deux mots cherchait à résoudre une douloureuse tension physique et mentale tout en étant assuré de n’y parvenir jamais. C’est le récit d’une rupture dont on ignorera tout au long du roman le motif. On saura seulement qu’elle se situe sept ans après la rencontre à Paris et le premier acte amoureux. Une rupture certaine, décidée de part et d’autre, avec chagrin mais détermination. « Peu importe qui était dans son tort, personne sans doute. Nous nous aimions, mais nous ne nous supportions plus. Il y avait ceci, maintenant, dans notre amour, que, même si nous continuions à nous faire dans l’ensemble plus de bien que de mal, le peu de mal que nous nous faisions nous était devenu insupportable ». Comme rien n’est simple dans le monde TOUSSAINT, et pas davantage dans le nôtre, cette rupture commence par un voyage commun de Marie et du narrateur à Tokyo, où la jeune femme, « à la fois styliste et plasticienne », est invitée à présenter ses œuvres. Soulignons que TOUSSAINT connaît bien le Japon où il a séjourné, ce qui nous vaut d’admirables vues, nocturnes ou crépusculaires, sur le paysage urbain de Tokyo puis de Kyoto. « Je n’avais jamais vu une telle nuance de rouge, cette couleur indéfinissable, ni rosé ni vraiment orange, ce rouge dissous, crémeux, exténué ».  Le temps de la narration est donc redoublé d’un autre temps qui sert d’assise invisible – rien n’est raconté de ces sept années heureuses ou supposées telles – au présent : celui des amours mortes. « Et à chaque fois, à Paris et à Tokyo, nous avions fait l’amour, la première fois, pour la première fois – et, la dernière, pour la dernière ». L’unité d’action, comme on dit au théâtre, est respectée. Il n’y a pas de profondeur de champ. « Mais rompre, je commençais à m’en rendre compte, c’était plutôt un état qu’une action, un deuil qu’une agonie ». Les deux amants vont se heurter, se blesser l’un à l’autre, en équilibre sur la fine lame inhabitable de l’amour. Ils feront l’amour, violemment, et  cet acte sera comme l’expression paradoxale de la solitude qui les attend et les atteint déjà. « … Autant la proximité nous déchirait, autant l’éloignement nous aurait rapprochés ». Sur le visage de la jeune femme, qui n’est pas une créature éthérée, coulent sans cesse des larmes. Quant au narrateur, il ne lâche pas le flacon d’acide chlorhydrique que, depuis la première ligne du roman, il tient à la main. Cet objet, le danger qu’il représente, contribuent à dramatiser le récit, sans peser sur lui. Car chez TOUSSAINT, même la gravité sait se faire légère. Une suite de séquences brèves et saturées, presque autonomes, rattachées les unes aux autres par les liens aléatoires de la chronologie et selon un ordre fragile que la moindre crise, le plus petit grain de sable est susceptible de faire voler en éclats. Alors tout se mélange, les liens se rompent, le passé remonte, le présent est en fuite. L’écriture de TOUSAINT, d’une précision chirurgicale, d’une transparence de cristal, évite tous les écueils. Les gestes de l’amour qu’il décrit simplement dans leur crudité, leur violence, leur tendresse ont la vérité, la pureté des gravures érotiques orientales. Car dans ce roman de la rupture, de la perte de l’autre et de la perte de soi, tout est image. Entre froid et fièvre, entre séparation et fusion, entre beauté et destruction, le roman déploie ses séductions, ses fantasmes, ses pièges. Et l’on est surpris et troublé d’en sortir comme d’une nuit de sommeil agité, rescapé, comme le narrateur, d’un véritable séisme intime, « d’un désastre infinitésimal ». Faire l’amour dessine une scrupuleuse géométrie du vertige d’aimer. Et l’instant d’après de ne plus aimer. Géomètre infiniment précaire dans un monde menacé, physiquement, de tremblement. Loin de toute psychologie convenue et aussi, cela va sans dire, de tout sentimentalisme désuet ? Un critique parla jadis d’un pont jeté entre Mondrian et Pascal, quelque part entre la blancheur impassible et la fureur, et les misères humaines. Avec une impressionnante et magnifique maîtrise, TOUSSAINT a fondu ensemble tous ses dons. Faire l’amour est un récit paradoxalement tonique d’une rupture infiniment triste, et un pur sommet de simplicité mélancolique. Il y a beaucoup de ciels et des brumes photographiques, de faux instantanés très travaillés, une lumière d’hiver pour dire le deuil qui commence d’un amour déjà fini. Faire l’amour est un livre faussement zen, finement oriental, mais furieusement inflammable. Un livre assez sexuel, aussi. Si Faire l’amour est roman japonais, c’est pour son refus du folklore facile, son goût des pauses et du regard posé sur l’infime de l’atmosphère, comme infusée dans la prose de TOUSSAINT. « Le jour se levait sur Tokyo » : la première phrase achève la première nuit du récit, au bout de l’errance épique d’un couple dans les rues de la ville : c’est comme une légende, au bas d’un cliché grave, presque inaugural. Comme le signe aussi qu’avec ce récit de rupture nocturne, si dangereusement beau, TOUSSAINT entame à sa façon une nouvelle ère, japonaise peut-être, mais surtout plus explicitement tournée vers les paysages, urbains et intérieurs ? Du grand art.
Muze15

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  • Plutôt un "carnet" de vie qu'un journal intime! Pépites de lectures, trésors de musique, magie des mots, "tsunami" de sensations, de découvertes, de pistes de réflexion pour mieux cheminer dans ce monde cruel et érodant.
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